II. LE PREMIER PROJET

  

Une œuvre opportune 

Dans une lettre à son Abbé datée de décembre 1914, le Père Eugène expose les motifs qui lui font croire à l'opportunité d'une fondation féminine d'un nouveau genre. Convaincu et émerveillé de la capacité d'adaptation de la Règle de saint Benoît aux divers besoins de l'Église à travers les siècles, il estime qu'aujourd'hui l'Église doit concevoir des bénédictines, autres encore que celles qui existent confinées dans leur cloître¹. Il faut souligner qu’à cette époque – qui précède de 50 ans le concile Vatican II – les moniales bénédictines étaient astreintes à une stricte clôture comportant des grilles et excluant toutes sorties. Les possibilités de rayonnement par l’accueil en étaient inévitablement compromises.

  

 Le "sens chrétien" de la femme

Un premier projet, rédigé en décembre 1914², prévoit que ces bénédictines devraient s'adapter activement... à la mentalité moderne, notamment marquée par l'essor du mouvement féministe ; elles auraient, selon lui, à s'emparer de ce féminisme... à l'aide d'un enseignement religieux basé sur la vie liturgique de l'Église...³. Dom Vandeur constate que la bénédictine d'autrefois n'a qu'une moitié de l'héritage ministériel du bénédictin son frère. Il voudrait... le lui livrer tout entier⁴. Un tel enseignement de la piété de l'Église, piété à base dogmatique puisque liturgique qui rende à l'âme de la femme moderne le sens chrétien... constituerait l'objet de l'apostolat de ces bénédictines nouvelles⁵. Selon lui, ce sens chrétien se trouve alors très souvent dénaturé par la sentimentalité de notre époque victime du romantisme passé qui a tout pénétré, même la piété⁶. Dans l'Église, le rôle propre de ces bénédictines consisterait à atteindre et pénétrer le monde des femmes par qui la foi se transmet et se garde au sein de la famille. Autrement que les moines et les clercs, les femmes ne sont-elles pas appelées à contribuer puissamment à la force de pénétration de l'Évangile dans la société ? Encore faut-il pour cela qu'elles soient formées à l'école d'une saine spiritualité chrétienne et qu'elles en vivent.

 

Une liturgie intelligible et vivante

Il s'agit donc de promouvoir, pour des femmes et par des femmes, une spiritualité forte, nourrie aux sources authentiques de la vie chré­tienne : l'Écriture et la grande Tradition de l'Église. Ces sources de­meurent étrangères, inconnues de la plupart des chrétiens bien qu'elles leur soient en principe ouvertes lorsqu'ils assistent à la messe... Le principal moyen de l' "apostolat" rêvé devrait donc être la pratique de la Liturgie. Dom Vandeur l'envisage au sein de la vie contemplative exercée selon l'idéal monastique et la vie chrétienne des premiers temps⁷. Il veut que cette liturgie soit largement accessible : horaire adapté, stalles visibles, autel face au peuple. De plus, elle s'accompagnera d'un "ensei­gnement" rendant possible non seulement l'assistance mais une partici­pation intelligente à ce qui s'y déroule: initiation à l'Écriture, aux Pères, à l'histoire de l'Église et de la spiritualité, à la pratique de l'oraison et même... au latin⁸! Cet "enseignement" ne se veut pas élitiste ni érudit mais vivant, adapté aux différentes classes de la société féminine⁹, aux différents âges aussi et aux multiples situations personnelles.

  

Une œuvre d'amour mutuel

Un tel "apostolat" doit être une œuvre essentiellement commu­nautaire, reposant sur la cohésion d'un groupe stable, lié par les vœux bénédictins (obéissance, vie commune et stabilité) et, avant toutes choses, soudé par la charité. Il s'agit d'une œuvre d'amour mutuel qui ne sera agréable au Seigneur et efficace que dans la mesure exacte, mathématique, de l'union mutuelle des cœurs car c'est par l'amour que l'ascèse bénédictine entreprend de corriger et transformer l'homme. Aussi la Règle de saint Benoît sera-t-elle, à côté de l'Écriture Sainte, le livre de chevet¹⁰ de ces "apôtres" de la vie chrétienne.

  

D'authentiques bénédictines 

Il s'agit donc bien de vraies et authentiques bénédictines, quoique nouvelles et, écrit Dom Vandeur, davantage bénédictins¹¹ ! Le fondateur n'en insiste pas moins sur leur lien avec l'évêque du lieu, selon l'esprit de la primitive Église, car comment travailler vraiment à l'unité et à la charité de la communauté chrétienne sans vivre soi-même concrètement en communion avec celui qui en est la tête, sur place, dans tel diocèse déterminé¹²? L'exemption canonique est exclue à priori. La grande clôture traditionnelle avec grilles tout autant ; elle est estimée incompré­hensible aujourd'hui¹³ : seul un corps de bâtiment se trouve strictement réservé aux moniales ; les sorties, rares, sont cependant possibles pour les nécessités de l' "apostolat" ; l'habit est simplifié; la dot n'est plus exigée, les qualités de la candidate lui en tenant lieu. En tout cela, comme le précisent les toutes premières notes spontanées du Père Eugène en 1914, nous désirons rétablir cet esprit que l'ignorance seule de l'histoire religieuse et monastique peut taxer de relâchement¹⁴. ...


Notes bibliographiques

  1.  Cf. Lettre au Père Abbé du Mont César, 16 octobre 1915.
  2. Ce premier projet devait être suivi de 19 autres rapports du même genre, échelonnés entre 1914 et 1920. Dom Vandeur adaptait et modifiait son plan en fonction des objections, des difficultés, des incompréhensions qu'il rencontrait. On a pu voir là un indice d'inconstance et la preuve qu' "il ne savait pas ce qu'il voulait". À notre avis, ce jugement est erroné. Sur l'essentiel, Dom Vandeur n'a jamais varié. Le fond de sa pensée, tel que nous le décrivons ici, se retrouve dans tous ses textes. Les changements nombreux portent sur les modalités canoniques, l'observance exté­rieure, les formes concrètes de l' "apostolat" rêvé. Dom Vandeur savait clairement ce qu'il voulait. Mais l'esprit pratique, les talents administratifs lui manquaient; peut-être aussi, en raison de sa trop vive sensibilité, n'avait-il pas la force psychologique nécessaire pour défendre ses vues.
  3. Cf. Premier projet manuscrit, 17 décembre 1914, p. 1.
  4. Cf. ibid., p. 2.
  5.  Cf. ibid., p. 3.
  6. Cf. ibid., p. 6.
  7. Ibid., p. 15. Ici Dom Vandeur cite le titre de l'ouvrage de son confrère de Maredsous, Dom Germain Morin, paru tout récemment.
  8. Cf. ibid.,p.16-17.
  9. Ibid., p. 15.
  10. Ibid., p. 20-22.
  11. Cf. ibid., p. 30. 
  12. Cf. ibid., p. 19.
  13. Ibid., p. 32.
  14. Ibid., p. 32-34

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