On devine que, cinquante ans avant
Vatican II - et, qui plus est, pour des femmes -, un tel projet ne devait pas
se réaliser sans peine, ... ni sans concessions ! Dom Vandeur bénéficia
pourtant, au départ, du soutien et de l'amitié de personnalités éminentes
auxquelles le hasard tragique des circonstances lui permit de faire partager ce
qui n'était encore qu'un rêve et un idéal. La guerre éclata, en effet, le 3
août 1914.
Commentaires de la messe et
conférences liturgiques
Quatre ans plus tôt, le Père Eugène
avait publié son commentaire de la "Messe du Très Saint Sacrement"¹ qui faisait suite à plusieurs
autres, depuis l'édition en 1906 de La Sainte Messe, Notes sur sa liturgie,
explication historique, théologique et mystique des prières de la Messe².
Ce premier ouvrage (qui allait connaître dix éditions successives) devait
amorcer la publication d'une série d'opuscules, d'inégale importance, toujours
à propos de la messe. Le succès de ces écrits attira l'attention du cardinal
Mercier qui les encouragea en sollicitant de leur auteur encore un
"commentaire de la Messe" pour la "Journée de l'Apostolat"
des prêtres de son diocèse³.
De plus, le 2 avril 1914, Dom Vandeur
était appelé à collaborer, à Bruxelles, à l'organisation d'une "séance de
plain-chant", à la salle Patria, et à y donner une conférence liturgique
consistant en un large commentaire des pièces grégoriennes choisies par lui et
exécutées devant le public par deux chorales féminines de la région liégeoise.
L'entreprise avait pour but de promouvoir dans l'Église l'amour et la
pratique du plain-chant⁴. Cette conférence fit salle comble ; un millier
de personnes, parmi lesquelles le cardinal Mercier lui-même, s'enthousiasmèrent
pour la création de groupements de femmes et de jeunes filles qui s'appliqueraient
à l'étude de la Liturgie, du chant grégorien, et à l'animation des eucharisties
paroissiales. Sept candidates se proposèrent aussitôt et un groupe commença à
se réunir autour de Dom Vandeur pour approfondir le sens du mystère de la messe⁵.
L'abbaye de Maria
Laach et Dom Herwegen
Après trois rencontres seulement, la
guerre interrompit tout élan. Les moines du Mont César furent déportés en
Allemagne et assignés à résidence à l'abbaye de Maria Laach où ils demeurèrent
jusqu'au 9 novembre 1914⁶. Pour Dom Vandeur, ce fut l'occasion
providentielle de renouer contact avec le Père Abbé de ce monastère, Dom
Ildephonse Herwegen, auquel il confia ses désirs et ses convictions. Celui-ci,
protagoniste du mouvement liturgique en Allemagne principalement auprès des
milieux universitaires, avoua au Père Eugène qu'il nourrissait un projet
identique pour des jeunes filles allemandes de sa connaissance aspirant à la
vie bénédictine ; ces jeunes filles en effet estimaient que la pure vie
contemplative ne leur suffit pas ; avec l'idéal bénédictin, elles voudraient un
apostolat⁷. Dans une société ruinée par la guerre où tout sera à
relever, Dom Herwegen, spécialiste de l'histoire des premiers siècles de
l'Église, estime que ces bénédictines pourraient remplir un rôle analogue à
celui des ancillae Domini de l'antiquité chrétienne qui, dès le 4e
siècle, unissaient à la célébration de l'office liturgique un apostolat auprès
des femmes de leur entourage. (Notons que, lors de son érection canonique en
1922, la communauté recevra la dénomination officielle de "monastère
Notre-Dame Ancilla Domini"). Dans un monde qui se paganise,
ces "bénédictines nouvelles" pourraient contribuer à rendre à la
femme, et par elle à la famille et à la société tout entière, le sens de
Jésus Christ⁸. Dom Herwegen donc encouragea vivement le Père Eugène et
lui conseilla même d'exposer son projet au cardinal Mercier.
Les moines regagnèrent Louvain en
novembre 1914. Un mois plus tard, pas moins de quatorze jeunes filles
manifestaient à Dom Vandeur leur intérêt pour son projet.
Dom Nève et les bénédictines
missionnaires
En janvier 1915, le Père Eugène s'en
explique à Dom Nève, Abbé de Saint-André à Bruges, qui de son côté envisage la
fondation d'une communauté de bénédictines missionnaires. Il note qu'avant
de songer à évangéliser l'Afrique, il faut se préoccuper d'abord de
christianiser notre société. Les deux moines tombent d'accord sur un même
projet : pour les bénédictines rêvées, il s'agit, ici comme au loin, de rebâtir
sur la Liturgie la piété de la femme chrétienne⁹. Dom Vandeur commencera
le premier ; les réalisations pourront s'épauler et s'articuler l'une sur
l'autre dans la suite¹⁰.
Le cardinal Mercier
C'est le 26 juin 1915 seulement que
Dom Vandeur fera enfin part personnellement de son projet au cardinal Mercier.
Un mois plus tôt, il écrit qu'à l'exposé qui lui en fut fait occasionnellement
par une des candidates de la future fondation, son Éminence fut ravie.
En s'entretenant avec lui, le Père Eugène constatera cependant que le
cardinal parut ne pas saisir l'idée¹¹, préoccupé qu'il était par les œuvres
sociales au sens strict du mot, alors que pour Dom Vandeur l'œuvre
sociale par excellence qu'est la sainte Liturgie devrait être le seul
apostolat de la nouvelle communauté. Outre un encouragement global, la
rencontre n'aura pas de suites directes.
Établissements successifs et érection
canonique
Installée d’abord à Bruxelles, rue de
Berlin, puis successivement avenue Marnix, rue Joseph II et rue Juste-Lipse, la
communauté se fixe enfin à Wépion, au lieu-dit « le Mont-Vierge », au
début du mois de mai 1920. Une trentaine de
candidates attendent de la rejoindre. Elle est érigée canoniquement le 25 mars
1922. La première profession a lieu le 23 juin de la même année.
De cette
époque datent les premières « sessions » organisées par la communauté
sous forme de séjour pour dames et jeunes filles coïncidant avec les grandes
périodes de l’année liturgique (Avent, Carême, Temps Pascal). Les conférenciers
se relaient avec les sœurs pour dispenser à leurs hôtes une formation à la
Liturgie, à l’Écriture, aux Pères, au cœur même de l’expérience de la vie
monastique. Parallèlement débutent les travaux des divers ateliers :
reliure, imagerie et imprimerie d’une part (on éditera même quelques ouvrages),
tissage à la main pour ornements liturgiques d’autre part.
Le séjour au Mont-Vierge se prolonge
jusqu’en 1928, date à laquelle la communauté devenue trop nombreuse émigre,
toujours à Wépion, vers l’immense domaine du "désert de Marlagne".
Huit ans plus tard, le 10 octobre 1936, les sœurs, au nombre d'environ
soixante, viendront s'installer à Ermeton-sur-Biert, dans des conditions
matérielles particulièrement difficiles. La survie de la communauté est en
péril ; on menace de la dissoudre. Chacune est mise devant un choix personnel.
À l’unanimité, les sœurs décident de continuer ensemble la vie monastique, au
prix de leur travail et d’une grande pauvreté au quotidien. De cette époque
héroïque date la tradition de chanter chaque jour après les vêpres, devant la
statue de la Vierge du cloître, une antienne grégorienne dite « Salus nostra »¹², qui confie à
la Mère de Dieu le présent et l’avenir de la fondation.
Durant toutes ces années, la
communauté a gardé, dans son esprit, dans ses traditions et dans le désir de
ses membres, les traces de l'impulsion initiale donnée par son fondateur, même
si ses ressources économiques et humaines ou les simples contraintes du réel ne
lui ont pas toujours permis d'épanouir cet "idéal" aussi largement
que Dom Vandeur lui-même l'avait rêvé.
À Ermeton, la vie bénédictine s’est
poursuivie depuis 1936, à travers les secousses de la guerre, l’effervescence
du concile, les remous des années soixante-dix… moyennant les adaptations
nécessaires réalisées au fil du temps. Respectivement en 1954 et 1957, la communauté,
toujours fidèle à ses origines et à son originalité, a fondé deux monastères,
l’un en Allemagne, à Steinfeld (diocèse d’Aix-la-Chapelle), l’autre au Mexique,
à Ahuatepec (diocèse de Cuernavaca). De part et d’autre, le « Salus nostra » est toujours chanté
quotidiennement comme un signe de communion et d’identité partagée. Le 15
octobre 1967, Dom Vandeur, âgé de 92 ans, a pu fêter à Ermeton le 50ième
anniversaire de « sa » fondation. Il décédera à Maredsous moins de
trois semaines plus tard, le 5 novembre de la même année.
Notes bibliographiques
1. Cf. Mémoires de Dom Vandeur, 1ier
cahier, p. 169.
2. Cf. J.-G. NEUJEAN, Vandeur
(Victor, Eugène), bénédictin, 1875-1967, dans Dictionnaire de
spiritualité, vol. XVI, col. 247-249, Paris, 1992 : «Cet ouvrage...
constituait à l'époque une audacieuse percée, et il s'inscrit dans le vaste
mouvement de retour aux sources, dont Mgr L. Duchesne avait donné l'impulsion
avec son livre Origines du culte chrétien (1890). Il contribua
puissamment au renouveau dont l'âme sera Dom Lambert Beauduin, moine au Mont
César et contemporain de Vandeur» (col. 248).
3. Mém. de Dom Vandeur, I,
p. 169.
4. Ibid., I, p. 174.
5. Cf. ibid., I,
p. 173-180.
6. Ibid., p. 186.
7. Lettre au Père Abbé du Mont
César, 16 octobre 1915, p. 32.
8. Ibid.,
p. 32-33.
9. Ibid.,
p. 35.
10. Le
projet de Dom Nève s’est concrétisé en 1921 par la fondation de la communauté
des Bénédictines missionnaires de Béthanie, à Loppem, près de l’Abbaye de
Saint-André (Bruges). Grâce à ses nombreuses fondations, cette communauté
donnera naissance, en 1946, à la Congrégation des Moniales Bénédictines de la
Reine des Apôtres.
11. Ibid.,
p. 35-36.
12. Salus nostra in manu tua est ; respice nos tantum
et laeti serviemus Regi Domino, ce qui peut se traduire
ainsi : « Notre salut est dans ta main. Il suffit que tu nous
regardes et nous servirons dans la joie le Seigneur Roi ».
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