IV. L'INTÉRÊT ACTUEL

 

Avec un recul de près d'un siècle et cinquante ans après Vatican II, il faut évaluer l'intérêt de l'œuvre entre­prise.

Dom Vandeur n'est pas un isolé. D'autres projets du même genre ont fait naître, à la même époque, de nouvelles familles monasti­ques à l'intérieur de la grande "confédération bénédictine" : ne citons à titre d'exemple que les bénédictines de Sainte-Lioba à Fribourg-en-­Brisgau (1920), les bénédictines de Sainte-Bathilde à Vanves (Paris) (1920), les bénédictines de Béthanie à Loppem (1921). Dom Vandeur toutefois n'envisageait pas de "mission" à l'extérieur sous la forme d'activités spécifiques qui s'ajouteraient à la vie monastique. Pour lui, celle-ci devait rayonner simplement à travers sa Liturgie et surtout grâce à la conviction et à la charité largement ouverte de ses membres.

 

Les appels du temps

Dom Vandeur s'est voulu attentif aux appels de son temps. Parmi eux, il n'a pas hésité à honorer ceux qui lui semblaient les plus légitimes. Son projet est à resituer au confluent d'un triple courant de pensée propre à son époque :

- le mouvement liturgique dont, au Mont César, Dom Lambert Beauduin, son confrère et ami, est à la fois l'âme et l'apôtre ;

- le féminisme naissant auquel un fréquent ministère dans les milieux féminins, tant religieux que laïques, le rend spécialement attentif ;

- enfin, la conviction du primat absolu de l'amour qui s'impose au milieu des bouleversements et des déchirements de la guerre.

Cette dernière conviction s'est exprimée à travers l'encyclique "Ad beatissimi" du pape Benoît XV¹ comme un vibrant appel à l'unité, seul signe d'authenticité chrétienne. La parution de l'encyclique est déterminante dans la décision de Dom Vandeur. Elle résonne pour lui comme un détonateur, une confirmation providentielle de son projet. La vie monas­tique doit être au service de l'union des esprits et des cœurs et cela, non seulement à l'intérieur de la communauté, mais aussi envers les frères et sœurs "du dehors" déchirés par la haine et l'intolérance.


L'essentiel 

Il n'est pas nécessaire de souligner beaucoup l'actualité de ces trois aspects. Dom Vandeur, à son époque, est allé à l'essentiel. Dans ses contacts avec les femmes, il a déploré, comme il l'écrit lui-même, d'en trouver beaucoup de pieuses mais peu de chrétiennes². Sans doute a-t­-il souffert de voir cet essentiel trop souvent obscurci par des conceptions religieuses étriquées, au profit de pratiques extérieures, formalistes ou simplement incomprises. À toutes les époques depuis que Dieu s'est révélé au monde, cette menace pèse sur les croyants : la séduction de l'extérieur aux dépens de l'engagement intérieur, celle des fausses sécu­rités aux dépens du risque permanent de la foi.

 

La Liturgie, source de la vitalité chrétienne

La liturgie se pervertit quand elle consiste seulement dans l'exécu­tion de rites, sans signification perçue et vécue par ceux qui les exécutent. Or elle est l'axe principal de la vie des moines. Avec l'Écriture qu'elle actualise et dont elle se nourrit, elle est la source permanente de leur spiritualité. Là, ils rencontrent le Christ vivant et c'est là qu'ils peuvent et doivent le faire rencontrer aux autres. Telle est, à proprement parler, leur "mission". Celle-ci ne consiste pas seulement à réaliser les adaptations nécessaires, ni à soigner avec zèle l'exécution des cérémonies. Chacun est appelé, dans l'action liturgique, à impliquer son cœur, son intelligence, son goût même, et, par là, à faire naître peut-être chez les autres une question secrète, un désir, un attrait pour le "mystère" célébré. Ce n'est pas une affaire de compréhension intellectuelle mais de foi ; et "l'intelli­gence" des choses de la foi est une exigence de la vocation chrétienne. Il s'agit de raviver ce que Dom Vandeur appelait précisément le "sens chrétien", ce "sens" que la Liturgie entretient, qui donne à la vie du croyant sa signification, qui lui indique son but et où elle trouve sa joie... Quoi de plus actuel ?

 

Une vie simple et unifiée 

Les bénédictines voulues par Dom Vandeur devaient pouvoir vivre de ce mystère liturgique et en témoigner. Femmes, elles devaient rayon­ner sur d'autres femmes, à une époque où il n'était pas concevable que leur influence directe pût s'étendre au monde masculin ! Par sa souplesse et sa simplicité, la vie monastique féminine telle que la voulait Dom Vandeur était appelée à manifester cette unité du cœur, de l'esprit, de l'intelligence et du corps qui fait le bonheur de l'existence humaine centrée sur le Christ. Le rôle des moines – et spécialement des moniales – était, à ses yeux, d’exprimer ce mystère d’unité, au cœur de la réalité quotidienne la plus humble.


"L'intelligence de l'amour" 

Les femmes, a écrit Dante, ont "l'intelligence de l'amour"³. Les moniales, espérons-le, ne font pas exception. C'est au cœur même de leur prière liturgique, de leur vie communautaire et de leur hospitalité qu'elles sont appelées à le prouver. Dom Vandeur était poursuivi par la phrase bien connue des Actes des Apôtres : "La communauté des croyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme"⁴. Il la cite à maintes reprises comme le rappel d'une exigence grave posée à tout chrétien. Celles dont l'être profond est appelé à s'unifier dans le mystère liturgique devraient rayonner cette unité qui les habite. Avec la liberté qu'engendre l'amour véritable, elles devraient offrir au monde et à l'Église des lieux de sérénité, de paix, de respect des différences et de foi joyeuse.

Dom Vandeur n'a rien inventé. Beaucoup, aujourd'hui comme jadis, partagent les intuitions qui l'ont habité. Son mérite reste d'y avoir cru avec force, d'avoir cherché à les exprimer dans un milieu et à une époque qui en avaient besoin. La plupart des croyantes étaient alors "plus pieuses que chrétiennes" ; le monde souffrait des déchirements de la guerre ; dans l'Église catholique, les sciences bibliques, liturgiques, patristiques ne renaissaient pas sans peine et, de plus, leur étude se trouvait normalement réservée aux clercs.
 
Dom Vandeur a su communiquer ses convictions à quelques femmes ouvertes et généreuses qui les ont gardées et entretenues autant qu'elles l'ont pu. Elles étaient belges, françaises, allemandes, puis, au cours des années, juives apatrides, italiennes, suissesses, autrichienne, hollandaises, chilienne, mexicaines, coréenne...

***


Quatre autres, désireuses de poursuivre la vie monastique selon leur vocation propre, ont demandé et obtenu leur rattachement canonique à l’abbaye mexicaine fondée par Ermeton en 1957. Sur proposition du Père Abbé et de la communauté de Maredsous, elles occupent désormais la maison appelée « le Moulin », dans la proximité immédiate de l’abbaye, où elles réalisent, à leur mesure, le projet initial du fondateur : susciter « des bénédictines qui soient en quelque sorte des bénédictins ». 

Les bénédictines du Moulin mènent la vie quotidienne de tout un chacun. Le rythme de leur temps et de leurs occupations est ponctué par les offices liturgiques qu’elles célèbrent avec les moines de Maredsous. À ceux qui les fréquentent, elles offrent le partage de ce qui les fait vivre : l’amour de la parole de Dieu, la fraternité, la réflexion et le questionnement de la foi, le souci d’une formation chrétienne approfondie au cœur de la vie humaine, le soin de l’environnement.

Leur rayonnement s’exerce avec le soutien des frères et des sœurs des abbayes voisines de Maredsous et de Maredret. Au titre de communauté bénédictine, dépendante de l’Abadia Santa Maria de Guadalupe à Ahuatepec (Morelos) Mexique, elles sont membres de la COREB (Conférence des Religieux et Religieuses de Belgique).


Notes bibliographiques

1.      1er  novembre 1914.

2.    Idée générale de l'œuvre projetée, avril 1920 (manuscrit).

3.    DANTE, La divine comédie, Purg. XXIV, 51.

4.    Ac. 4,32.

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